Friday, October 30, 2009

Dorval (partie 2, 30 octobre 2009)

Les jeunes se mirent donc en chemin dans la nuit noire.
Les vélos laissaient de minces traces de sillons sur un sol de plus en plus recouvert de neige. Tout était silence. Au loin, il y avait bien quelques bruits saugrenus et étranges, mais rien de bien continu pour perturber le sentiment général qu’éprouvaient nos adolescents.
Un sentiment bizarre. Comme s’ils marchaient sur un sol jamais foulé auparavant. Comme s’ils entraient dans un lieu n’existant pas vraiment.
Le trajet parut à tous interminable. À chaque coude de la route, les même grands arbres menaçants, les mêmes talus obscurs se dessinant au loin.
Des ténèbres presque complets.
Pourtant, nos amis progressaient quand même plutôt bien. Ils se fiaient aux contours esquissés par la végétation qui longeait le chemin de terre, et par la lune qui montrait son nez au travers des épinettes et des sapins, telle une lanterne avancée au milieu des enfers.
Ils franchirent de petits ruisseaux à deux occasions. Il y eut également de grandes collines à gravir et, enfin, se retrouvèrent surplombant une large montagne, qui était située à plus de six ou sept kilomètres de leur point de départ.

« Hey ! Regardez ! Nous sommes arrivés au sommet de la grande colline ! Ne reste plus qu’à la descendre et nous serons presque arrivés ! »
Nicolas criait d’excitation. Les trois autres semblaient complètement exténués par l’effort physique.
« Nico, tu ne crois quand même pas que nous allons descendre cette montagne à vélo ?
—Non. Nous devrions les laisser ici et continuer à pied. »
Yann était satisfait de cette réponse.
Ils poussèrent alors les bicyclettes en bordure de la route et entreprirent de descendre à tâtons cet énorme escarpement.
Il était en effet impossible d’envisager tout autre scénario.
La dénivellation était vraiment trop grande et, de plus, était rendue glissante par toute cette neige tombée durant les dernières heures. Un camion ou un tout terrain aurait peiné gravir cet endroit, et ce, en pleine journée d’été.
Donc, ils descendirent. Ils chutèrent quelquefois. Il y eut aussi quelques roulades dans la neige. Kevin brisa même son pantalon en croyant toujours être sur le chemin, alors qu’en fait il s’avançait dans le fossé.
Tout en bas, notre quatuor se reposa un peu et continua vers le vieux pont de bois enjambant la rivière Dorval. Au-delà se trouvaient de fameuses chutes d’eau et, plus loin encore, les trois pics de glaise où Kevin était venu plus jeune pour amasser des framboises.

« Ce n’est pas par là, souligna Nicolas. Il faut prendre le petit chemin juste avant le pont. »
Décidément, Nicolas avait beaucoup plus de choses à dire qu’à son habitude.
Ils revirent alors sur leurs pas et, après quelques efforts, trouvèrent la bonne voie. Un petit sentier complètement dissimulé sous les branches d’arbres et les fougères gelées.
Nicolas s’engagea dans le sentier.
« Bon sang, mais qu’est-ce qui te prends ? tu es déjà venu ici ou quoi ? »
Yann ne semblait pas heureux du tout. Il commençait à avoir froid et, même s’il était pourtant le plus courageux du groupe, devenait de plus en plus craintif à l’idée de s’engager dans ce passage obscur.
Il ne savait trop pourquoi, l’obscurité commençait vraiment à lui faire peur.
De son côté, Nicolas ignora la question de son ami. Il se contenta de dire : « Venez ! Par ici ! »
Yann regarda Kevin, puis son frère. Kevin semblait fatigué et découragé. Le petit Alex, quant à lui, vaquait à certaines rêveries connues seules des enfants en bas âge.
Personne ne dit mot. Et, curieusement, comme s’ils étaient interpellés par le Diable lui-même, s’engagèrent dans le petit sentier.

L’attente ne fut pas très longue.
Ils virent la maison.
Une maison oubliée des cartes et des plans. Une maison oubliée des gens. Oubliée de Dieu…

Une grande victorienne du XIXe siècle, n’ayant absolument rien à faire là. Anachronique et inexplicable, certes, mais tout autant majestueuse. Tout de bois. De grandes lucarnes menaçantes et obsolètes. Un large porche surplombé par d’énormes poutres sylvestres. Peut-être du merisier.
Deux grands étages garnis çà et là de fenêtres aux grandes vitres rectangulaires.
Au devant, une massive porte sombre, donnant presque l’impression d’une bouche béante menant directement dans les entrailles d’un monstre.
Un monstre majestueux, tout-à-fait.
Mais aussi bien vieux.
Beaucoup de vitres cassées. Un bois grisâtre et craquelé. Une vieille poussière brune sur les marches menant au porche et sur les rebords des fenêtres.
Une partie de la cheminée était par ailleurs effondrée, laissant sur le sol un amas hagard de briques brisées.
Ajoutez à ce portrait une fine couverture de neige, une nuit ténébreuse et nuageuse, un silence très lourd et, disséminés un peu partout, maintes hautes herbes attisant le sentiment d’abandon et de réclusion.
Un tableau bien étrange.
Qui aurait voulu aller là-bas ?
Personne.

« Qu’est-ce que c’est ça ? »
Yann pointait un objet orange qui éclairait la devanture de la maison. Une faible lumière blafarde.
« C’est une maison, répondit Kevin.
— Non, je te parle de cet objet orange là-bas, devant la maison. »

Ils s’approchèrent donc tous les quatre.
Soudainement, Yann sentit son sang se glacer.
C’était une citrouille. Posée sur une table juste devant l’escalier menant au porche. Un effroyable rictus découpé à même la chair de la courge. Deux grands yeux triangulaires.
Trois bougies. Une à l’intérieur du fruit, les deux autres de chaque côté.

« Je n’aime pas ça du tout ! Merde, pourquoi y a-t-il une citrouille à cet endroit ?
Fichons le camp ! »
Kevin était vraiment en état de choc. Soudainement, il aurait bien aimé être ailleurs. Non pas devant cette maison et devant ce cauchemardesque ricanement jaune-orange ; mais dans les rues d’Alma, cueillant quelques caramels. La ville semblait si loin, maintenant.
Yann n’osait dire un mot. Complètement figé à la vue de la citrouille.
De son côté, Nicolas n’affichait plus dû tout son assurance de tout à l'heure. Il aurait voulu que son père soit là. Et pour une rare fois, il aurait préféré être loin de Yann.

Au loin, une chouette hurla. Quelques bruissements du vent dans les arbres.

« S’il y a une citrouille, c’est que les gens à l’intérieur distribuent des friandises ! »
Tout le monde se retourna vers Alex.
C’est incroyable comme les mots d’un enfant peuvent parfois dissiper toutes les craintes.
Soudainement, ils furent presque tous rassurés.
Presque.
Kevin frappa à la porte. Il n’y eut pas de réponse.
Ils entrèrent tout-de-même.

Au moment où la porte se ferma, on ne sait trop comment, Yann réalisa avec effroi que les seuls pas dans la neige étaient ceux de son frère et de ses deux amis. Comment quelqu’un aurait-il pu placer cette citrouille sur cette table ?
Yann se retourna, souhaitant repartir aussitôt.
Ce qu’il vit au travers de la fenêtre était au-delà de tout entendement humain.
La citrouille, auparavant tournée vers l’extérieur et le petit sentier, était maintenant tournée vers eux. Tournée vers l’intérieur de la maison.
Le cœur de Yann se glaça d’horreur.

No comments:

Post a Comment